Quand la répétition, c’est l’échec
Rien ne semble mieux caractériser la situation autour des « roms » que la répétition. Une rapide revue de presse sur quelques années, sans même être exhaustive, devrait pouvoir donner un aperçu du problème que je souhaite aborder ici. Il ne concerne pas ces « roms » qui sont pourtant le sujet insistant de ces « actualités1 ». Il concerne la répétition « en elle-même », si je peux dire, le fait que le sujet des roms et ce qu’il se passe tout autour se répète et se multiplie en surabondance de discours.
Finalement, on se dit que le problème est celui de la définition de ce qui se passe. On ne sait pas vraiment caractériser la situation, on ne sait pas non plus ce qu’il y a à dire des « roms » ou de ce qui se passe dans ces situations qui sont décrites. La surabondance de discours semble mettre l’accent sur ce qui est le moins déterminé dans ces situations, tout en « surdéterminant », par effet de répétition, un de ses aspects qui caractérise alors l’ensemble.
Les échecs de l’intervention
Ce qui n’a de cesse de se répéter ne se situe certainement pas seulement dans les discours des médias, qui ne doit sans doute faire que relayer ce qui se déroule par ailleurs. Lorsque je commence ce travail, cette répétition se manifeste dans une sorte d’insistance sur le terrain. En novembre 2005, bénévole pour l’ONG Médecins du Monde, j’interviens en tant que traducteur, parce que je parle roumain, sur le terrain des squats et des bidonvilles, donc uniquement auprès de roms roumains. L’intervention peine sur le terrain autant qu’auprès des pouvoirs publics. On répète alors que « les choses n’avancent pas », on me dit aussi que « c’est toujours la même chose », on relève que « l’État ne fait rien » et la situation n’évolue pas.
Les choses se répètent encore: après mon passage à Médecins du Monde, j’intègre une association d’insertion par le logement, l’Alpil2. Point de changement a priori, sinon un geste d’amélioration, croit-on, avec l’engagement de l’État en 2007 pour tenter d’en savoir un peu plus et de trouver des solutions au « bidonville de la Soie », une vaste occupation d’un terrain privé qui fait alors figure d’illustration pour l’ensemble des problèmes que l’on croit pouvoir identifier comme similaires. Il s’agit de résorber « l’habitat précaire », alors que la Roumanie rentre dans l’Union européenne (1er janvier 2007)…
Toujours est-il que les opérations de 2007 échouent, malgré une nouvelle tentative en 2008 de création d’un dispositif plus cadré encore (on se demandera justement de quel cadre il s’agit), qui échoue à son tour. L’année 2009 est marquée, dit-on, par le « retrait » des pouvoirs publics sur cette question, tandis qu’à l’Alpil, nous nous efforçons de remettre du sens dans des situations « difficiles à suivre », dans un contexte où chacun butte sur des rouages défaits, des fonctionnements anarchiques et des démarches désorientées.
L’échec de l’objectivation
Le problème n’est donc pas seulement celui de savoir de quoi on parle, mais aussi de savoir ce sur quoi on intervient, dans un contexte complexe où chacune des actions engagées semble mise en échec. Il n’est pas seulement difficile d’en parler, il est difficile de faire avec. On ne questionne plus les moyens mis parfois en œuvre, mais on reporte la question sur certains des acteurs engagés dans les situations. De la même manière que les discours de la presse, notamment, ont tendance àsurdéterminer le sujet de ces faits divers et de ces imbroglios politiques, dans l’intervention sur le terrain des squats et des bidonvilles, on ne questionne plus ni la méthode des interventions, ni les circonstances et le contexte de cette intervention, ni même les résultats des précédentes actions menées; ce qui est toujours et seulement questionné, c’est finalement ce qui est le moins déterminé; ce qui est questionné d’une manière bien trop insistante, ce qu’on « surdétermine » est toujoursl’indéterminé.
C’est qu’il s’agit d’abord de ne pas se tromper d’objet. Au sujet des roms — un sujet qui a ses spécialistes et ses publications incontournables — on trouve pléthore de travaux en tout genre, œuvres de fiction pour une part3, mais aussi œuvres de synthèse4, travaux photographiques (reportages comme photographies d’art), films (de fiction ou documentaires5) dans lesquels des « roms » sont mis en scène. Là aussi, on peut noter une accumulation de cette attention qui dit aussi que des questions se répètent et insistent.
En ce sens, je reste étonné du nombre de discussions publiques, de débats, de conférences ou de colloques et autres table-rondes à ce sujet. Depuis 2005, je suis moi-même souvent convié à ce genre d’exercices6. On me demande de participer en tant que « spécialiste » de la question, parce que « je fais une thèse », que je suis présent sur le terrain, que je connais « la situation des familles », qui plus est parce que je parle roumain et que je peux ainsi « mieux les comprendre ». Les annonces se sont succédées avec parfois la même insistante et lancinante question: « les roms, qui sont-ils? » Cette interrogation, certes diversement formulée, relève du présupposé de la spécificité des roms, une sorte de « culturalisme » à l’endroit de « ces » personnes, même si leur est parfois concédée une diversité interne (« polythétique », précise Leonardo Piasere7) en même temps qu’une homogénéité d’ensemble (ce qui donne, vu de l’extérieur, des « endoétrangers »8). Ces interrogations sont aisément celles du sens commun: il existe un « problème » avec les « roms » et lorsqu’on parle des bidonvilles des grandes villes de France, on peut s’interroger sur « qui sont les roms », sans même avoir à préciser qu’ils en sont les occupants majoritaires, mais ni les seuls ni, dans l’histoire, les premiers…
Récemment (peut-être à partir de 2010), on voit émerger de nouvelles publications qui commencent à déplacer le « centre de gravité » de la question: on ne traite plus (ou plus seulement) de la spécificité de cette population, mais on parle aussi du contexte plus large (la ville ou les bidonvilles, les « riverains » aussi9) ou encore on propose des recueils de cartographies commentées10. On notera également qu’avec ces nouvelles démarches, on déplace également le problème qui n’est plus (ou plus seulement) celui de l’État mais celui de la collectivité locale (Eric Fassin parle de « politique municipale » et Sébastien Thiéry de « l’art municipal »). Il me semble que ce retour au local parle de la nécessité de montrer les mécanismes en train de se faire (l’art de « détruire un bidonville » ou une nouvelle « politique de la race ») ou, autrement dit, en revenir aux mécanismes mêmes. C’est la posture que je choisis alors de soutenir ou, pour citer Martin Olivera: « l’été 2010 en France n’a été en définitive qu’une séquence de surf politicien sur une vague croissante depuis les années 1990. Ce focus permanent sur la « question rom » permet, par l’ethnicisation de la pauvreté au niveau continental, de ne pas interroger les causes structurelles de l’augmentation de la précarité et des formes d’exclusion (sociales, spatiales et symboliques) dans nos démocraties néolibérales et urbaines. Et si, par ailleurs, l’anti-tsiganisme est bel et bien un trait récurrent des discours nationaux européens depuis le 19ème siècle, il semble difficile, pour ne pas dire dangereux, de vouloir le contrer en revalidant sans cesse l’image réductrice des « Roms, catégorie sociale problématique »11. » Et de citer à son tour Eric Fassin: « il ne faut pas prendre l’objet de la phobie pour sa cause12. »
Produire un autre objet à l’enquête
Ce qui caractérise la situation, c’est non seulement la répétition et tout à la fois le sentiment, dans cette répétition, d’un échec, qu’il soit celui de la définition de la situation ou de la détermination des modes d’interventions adéquats, mais c’est aussi cette insistance à questionner « les roms » sans être non plus en mesure de proposer un autre objet à la constitution de cette sorte d’enquête entêtée. La difficulté, c’est celle « d’objectiver » la situation.
La situation des roms en bidonvilles n’a quasiment jamais été présentée d’une manière que je dirais « déplacée », « transversale », « décentrée », en tous les cas « traduite » d’une autre manière. Je pense notamment à la proximité pourtant des descriptions de la place des « parias » par Eleni Varikas13, proche et inspirée de la démarche de Nicole Lapierre de décrire le parcours de ceux qui sont aller « penser ailleurs14; je pense au rapprochement possible avec l’histoire des « bas-fonds » de Dominique Kalifa15; je pense à la figure du « hobo » de Nils Anderson16 ou au paysan polonais de Znaniecki et Thomas17, aux « fourmis d’Europe » de Alain Tarrius18, ou encore aux « gens de peu » de Pierre Sansot19 et aux « vies perdues », d’une manière plus similaire encore, de Zygmund Bauman20, etc.
Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que « les roms » peuvent être constitués en objet de cette interrogation quant à la situation des bidonvilles (ou bien la recherche est une étude de folklore). Les roms ne peuvent pas être pensés comme l’acteur unique de la situation, ni comme un ensemble préexistant qu’il est possible d’isoler du reste de la situation. On ne peut pas non plus prendre les roms comme la « figure » ou l’illustration « représentative » de la situation des squats et des bidonvilles. Il s’agit de construire d’autres types de rapprochement, mais on ne peut pas rapprocher les caractéristiques de personnes au fonctionnement de l’intervention sociale par exemple, ou encore au sentiment que la situation échappe… La question qui est à poser est de savoir si on ne se trompe pas d’objet ou, pour aller plus loin, de quoi relève notre insistance à « surdéterminer » cette présence pour parler par ailleurs d’une situation dans son ensemble ? Que nous dit cette insistance de larelation que l’on entretient avec cette situation?
L’objet de ce travail est constitutif de cette relation, qui est une relation défaite et troublée. Il est en creux et en négatif, il est une forme de résistance à la détermination et à la définition de la situation. Il est une objection (la difficulté même « d’objectiver »), un « défaut de réalité », une « anomalie », pour reprendre les mots de Luc Boltanski21. Il ne peut être « saisi » comme une entité préexistante, mais comme une relation en train de se faire ou, pour être encore plus précis, en train de se défaire. Ce travail suit la démarche constructiviste de la sociologie de l’acteur-réseau en considérant en ce sens que « la société ne constitue pas un cadre à l’intérieur duquel évoluent les acteurs. La société est le résultat toujours provisoire des actions en cours22 ». Cet objet impose de faire le choix « de décrire les imbroglios où qu’ils nous mènent23 » et de suivre le « déploiement » des faits disputés24.
L’objet de ce travail est produit par le scandale des indiscernables
Je pense alors que « les roms » sont des « indiscernables » (Serge Margel) dont il s’agit avant tout de cerner les traits. La situation n’est pas celle des roms en bidonvilles, mais de la relation que nous entretenons aux roms des bidonvilles en tant que la situation est caractéristique d’un trouble provoqué par ce qu’il s’y trouve d’indiscernable et d’incompréhensible, d’inaccessible et d’inacceptable. On doit dans cette situation questionner la relation entre ce qu’il y a d’indiscernable, ce qu’il y a ensuite d’inaccessible et qui devient pour finir inacceptable. Voici ce que les roms indiquent, ou plutôt l’insistance avec laquelle on questionne « qui sont les roms »: qu’il y a de l’indiscernable et que « la souveraineté moderne, indique Serge Margel, c’est le pouvoir de contrôler la surenchère des indiscernables25 ». Ce qu’il s’agit d’interroger dans ce travail est la nécessité, en ce sens, du contrôle de cette « surenchère ».
Ce qui est indiscernable fonctionne en outre comme un « scandale », au sens que lui donne François Laplantine: « Le terme « scandale » vient du latin scandalum signifiant « pierre d’achoppement », « obstacle », qui lui-même vient du grec skandalon signifiant piège pouvant engendrer du désordre, du trouble, voire du tumulte. L’usage hébreu du mot miksol, traduit en latin par « scandale », fait de ce piège une occasion de péché provoquant la réprobation publique. » « Contrairement à la preuve et à la révélation, poursuit Laplantine, il n’y a plus d’univers homogène explicable (la preuve), interprétable (la révélation), c’est-à-dire pouvant se résoudre dans une totalité cohérente27.» « Le scandale fait osciller et vaciller », il nous fait réaliser « qu’il y a de l’hétérogénéité entre les mots et les choses, les sons et les images, l’individu et le monde, l’individu et lui-même, certaines valeurs et d’autres28. » Enfin, « il est un lien contre nature, contre raison, un lien problématique qui n’est plus tissé à l’aide de renfort sémantiques29. »
Des indiscernables aux ingouvernables
Sans ces renforts sémantiques, sans le lien entre « les mots et les choses30 », sans un système de preuves et un rapport sûr entre « pouvoir et savoir », le « scandale des indiscernables » met en péril, fait « osciller et vaciller » la possibilité du gouvernement de la situation. J’entends par « gouvernement » l’exercice de la « gouvernementalité » défini par Michel Foucault, où s’articulent des formes de savoir, des relations de pouvoir et des processus de subjectivation: « l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument essentiel le dispositif de sécurité31 ». La gouvernementalité, c’est la possibilité d’avoir prise sur l’ensemble d’une situation par ceux qui en sont acteurs. La gouvernementalité s’exerce sur une population, nous dit Foucault, qui est un ensemble construit par des systèmes de classements, de hiérarchies, de catégories et de discipline et qui est un ensemble justement déterminé. Or, c’est bien une « population » qu’on « surdétermine » dans la situation des bidonvilles et des squats. On parle sans cesse de « population rom » pour tenter de constituer un ensemble homogène qui nous rendrait la possibilité du gouvernement de la situation, qui est une mise en ordre qui fait défaut. Les indiscernables échappent à la constitution d’un ensemble homogène et stable. Les indiscernables font désordre. Des indiscernables, on passe aux « ingouvernables ».
L’objet de ce travail est ce qu’il y a « d’ingouvernable » dans une situation, notamment dans la situation des roms en bidonvilles, qui n’est qu’une illustration parmi d’autres (une situation singulière qu’il s’agit d’objectiver). Encore une fois, il ne faut pas se tromper d’objet. Ce qui résiste au gouvernement dans les situations des bidonvilles et des squats n’est pas une population en particulier, mais l’impossibilité d’en considérer une avec assurance et efficacité. Le problème n’est pas de savoir comment les roms « font » pour ne pas être identifiables à ce point, ce qui serait une démarche injustifiable en donnant des « responsabilités » et désigner un « coupable », mais ce qui fait qu’il est nécessaire au gouvernement d’une situation de déterminer ce sur quoi il s’agit d’agir. En d’autres termes, il s’agit d’interroger le rapport qu’entretient l’exercice de la gouvernementalité avec les processus de subjectivation mais aussi les processus d’objectivation. De quelle manière l’exercice du pouvoir détermine un sujet agissant et en quoi les nécessaires sujets et objets transparents et adéquats à la reconnaissance, lorsqu’ils disparaissent de ce champ de « visibilité » pour atteindre le « hors-champ » des indiscernables, remettent-ils en question l’exercice du gouvernement? Pourquoi s’agit-il de déterminer des « ingouvernables », et de les déterminer à défaut?
Je propose d’étudier dans ce travail les conditions de la faillite de la gouvernementalité, notamment au travers de l’échec du gouvernement de la situation des roms en bidonvilles ces dernières années, entre 2005 et 2012, dans l’agglomération lyonnaise. L’objet de cette recherche est la faillite du gouvernement. Il peut concerner tout type de situations dans lesquelles échoue l’exercice, quel qu’il soit, de leur gouvernement. Les ingouvernables représentent l’un des acteurs centraux de l’écueil, révélateurs du point de résistance qui fait vaciller la gouvernementalité. Ce qu’il y a d’ingouvernable dessine enfin ce qui défait l’homogénéité d’une population déterminée, ce qui échappe à cette forme de savoir qu’est l’économie politique et fait défaut aux dispositifs de sécurité.
Cadre d’analyse
Lisibilité et résistance
Un auteur nord-américain, James C. Scott, dont les textes ont tardés à être traduits en français, a posé une question assez similaire: « pourquoi l’État a toujours semblé être l’ennemi des « personnes mobiles », pour le dire crûment32 Il observe dans ces situations « la tentative de l’État de rendre la société lisible, d’organiser la population d’une manière qui puisse faciliter les fonctions classiques de l’État comme l’impôt, la conscription ou la prévention de la rébellion33. » On peut reconnaître ainsi, au travers de la question, qui va devenir centrale dans son travail, explique-t-il, de « lisibilité » (« legibility »), un lien possible avec le « défaut de réalité » des indiscernables qui fait désordre et qu’il s’agit alors de combler. Il reste que l’approche anarchiste de cet auteur34, bien que par de nombreux côtés radicale, permet par la suite d’interroger l’échec (il parle de « fiasco », et le mot lui paraît bien faible35) d’une telle gouvernementalité36 parce qu’elle fonctionne par « simplifications »: à vouloir schématiser pour rendre lisible, elle ignore « l’ordre social réel et fonctionnel » qui a véritablement cours sur le terrain37. A tel point que, développant sa pensée dans un de ses ouvrages les plus connus au sujet de la « Zomia » et sous-titré « L’art de ne pas être gouverné », il laisse entendre clairement « la position stratégique » des populations de cette zone, « visant à maintenir l’État à bonne distance » en se réfugiant dans des zones difficilement accessibles et se dérobant à l’assignation par la mobilité38.
La lisibilité est un des facteurs qui joue dans les situations ingouvernables. Les squats et les bidonvilles sont des environnements difficiles d’accès pour cette raison, ils provoquent du trouble, déplacent les repères ordinaires de la « condition urbaine », selon l’expression de Olivier Mongin. James C. Scott parle des « frictions du terrain » pour désigner la difficulté physique, l’obstacle réel pour accéder à l’espace hors du champ du pouvoir39. Les bidonvilles mettent à mal la perception mais aussi la compréhension non seulement de l’espace occupé mais de la démarche même de l’occupation. La difficulté de l’accès n’est plus seulement « physique ». C’est ce qui se passe encore lorsque la puissance publique orchestre les expulsions de sites ou, au contraire, diligente des opérations de résorption des bidonvilles de roms, la situation est conditionnée à un examen de la « volonté » des occupants de « s’intégrer ». Ce sont des opérations de remise en ordre. L’ordre donne accès et rend visible. On reconnaît, en outre de la nécessité d’organiser le champ des installations précaires de roms pour qu’il soit visible, lisible et accessible, la mise en œuvre par le pouvoir d’un « dispositif de discipline » qui tente de reprendre prise sur la situation.
Les dispositifs de discipline comme les dispositifs de sécurité sont pour Michel Foucault des outils de cette gouvernementalité. Les dispositifs de discipline surveillent, hiérarchisent, récompensent ou sanctionnent. Ils s’exercent sur les « individualités » à partir des corps qu’ils contrôlent40. Les dispositifs de sécurité s’établissent eux à partir d’ensembles, définissant des populations, des « séries » à partir desquelles sont calculés des risques et des potentialités. Le mécanisme de sécurité, c’est la prévision du risque, la gestion des « séries ouvertes », « qui ne peuvent être contrôlées que par une estimation de probabilités » et donc en mesurant ce qui échappe à « l’événement possible »41 et en le ramenant en deçà d’une limite acceptable, admissible. Voilà ce que tente de faire la puissance publique et tous les acteurs confrontés aux ingouvernables: examiner la possibilité de leur intégration à un ensemble homogène, « punir » les non-conformes et les situations qui ne se laissent pas connaître, et attendent un sujet lisible et transparent, qui se conforme et qui se conduit dans le cadre de possibilités envisagées. Mais si le gouvernement de la situation subit un revers, c’est que le sujet apparaît comme ne se conformant pas, ne se laissant pas connaître42 et semble « résister » à la détermination. C’est à l’effort de gouvernement que s’oppose à son tour des « modalités »43 de résistance.
La capacité d’incertitude des ingouvernables
En ce sens, ces résistances vont constituer le principe heuristique qui permet de mettre en question la subjectivité déterminée par cette gouvernementalité et évoquer les modalités de la subjectivité qui lui échappe.
Les modalités de résistance manifestent avant tout la « capacité » à remettre en question, à défaire les systèmes de vérité et la fixité de l’inhérence (Laplantine), c’est-à-dire, pour les auteurs duManifeste de Lauzanne, la « capacité d’incertitude »44. C’est en ce sens que peut s’élaborer une réflexion à partir des situations d’incertitude que représentent les occupations de roms dans des squats et des bidonvilles, qui fissurent et fragilisent les positions hégémoniques de la connaissance autant que celles des systèmes de la domination. Il me semble que c’est là une des postures de l’anthropologie qui est de résister, pour sa part, « de manière non pas réactive mais réflexive45 », à la norme comme règle de vérité. La notion de « situation », souvent convoquée dans ce texte, va permettre d’évoquer ce qui « se passe », ce qui évolue et se transforme d’une manière inédite et souvent imprévue, de penser les processus de subjectivation, l’implication et l’engagement (qui peuvent être ceux du chercheur) et va alors participer à « la critique du dispositif de connaissance opposant le sujet et l’objet46 ». Le processus d’objectivation provoque une dé-subjectivation (ou un assujettissement) alors que l’objection participe d’une re-subjectivation: on ne peut « exclure le rôle nécessaire des connaissances et des savoir-faire locaux », rappelle James C. Scott pour affirmer son implication47. La finalité de ce travail se situe dans ce que Gilles Herreros appelle « l’advènement du sujet » qui « renvoie à une situation où individus et collectifs peuvent se penser dans leur action, affecter du sens à celle-ci et, au travers de cette compréhension, parviennent à récupérer une prise sur ce qu’ils font et ce qu’ils sont48. »
Aller au plan détaillé de la thèse et accéder aux différents chapitres.
Notes
1. J’ajoute ici des guillemets car, s’agissant de répétition, la question de « l’actualité » est logiquement mise à mal. Le problème qui nous intéresse ici pourrait alors, si on s’en arrêtait là, se formuler en « pourquoi n’y a-t-il pas (ou plus) « d’actualité » au sujet des roms? » Retour au texte
2. Là non plus il n’est pas inutile de préciser qu’on vient me chercher parce que je parle roumain et que j’ai connaissance des circuits du logement d’une part et du problème des bidonvilles d’autre part, du fait de mon expérience à Médecins du Monde notamment. Par là, il y a quelque chose qui demande un ensemble de compétences déterminées, entre connaissance des questions de logement et, comme on me disait alors, connaissance de la « population rom ». Retour au texte
3. Il n’est pas ici question de les citer et d’en faire la liste – il serait d’ailleurs difficile d’être exhaustif – mais je veux signaler deux ouvrages qui m’ont été importants, en terme de fiction: les Rhapsodies gitanes en troisième partie de Blaise Cendrars, L’homme foudroyé, Paris, Denoël, 2002 (1945), et également Griselidis Real, Le noir est une couleur, Paris, Gallimard, 2007 (1974). Je les oppose à trois ouvrages (je n’irais pas plus loin ici) généralement cités qui forment pour moi la vulgate de la littérature autour des roms et autres tsiganes: Alice Ferney, Grâce et dénuement, Arles, Actes Sud, 1997, Isabelle Fonseca, Enterrez-moi debout. L’odyssée des Tziganes, Albin Michel, Paris, 2003 qui est beaucoup citée outre-atlantique et Jan Yoors, Tsiganes. Sur la route avec les Rom Lovara, Paris, Libella, 2011 qui est, lui, beaucoup cité outre-manche. Retour au texte
4. Il y a les ouvrages les plus « culturalistes », comme celui de Claire Auzias, Les poètes de grand chemin. Voyage avec les Roms des Balkans, Paris, Michalon, 1998 et qui est préfacé par Marcel Courtiade qui a longtemps été secrétaire général de l’Union Romani Internationale. Je me suis essentiellement appuyé sur les ouvrages qui sont pour moi des références: Jean-Pierre Liégeois,Roms et Tsiganes,Paris, La Découverte, 2009, ou encore Henriette Asséo, Les tsiganes, une destinée européenne, Paris, Gallimard, 1996, entres autres. A noter l’absence aujourd’hui d’un vieux livre d’un grand anthropologue, qui mériterait d’être réédité, avec les précautions qui s’impose de par son âge, mais qui porte un regard qui n’a pas perdu de cette fraîcheur qui manque aujourd’hui: Luc De Heusch, « A la découverte des Tsiganes », Bruxelles, Editions de l’Institut de sociologie, 1965. A noter que Luc De Heusch a sollicité l’aide de Yan Yoors, auteur d’un livre (\oe uvre littéraire et biographique) cité précédemment. Retour au texte
5. J’ai beaucoup travaillé à partir de deux films documentaires à ce propos: Roms en errance (2005) de Bernard Kleindienst et Le bateau en carton (2010) de José Vieira, auxquels j’ajoute un des rares films de fiction que je trouve intéressant à plus d’un titre (notamment parce que les roms que je connais m’en ont beaucoup parlé, et pas qu’en bien): Gadjo Dilo (1997) de Tony Gatlif (et même si je garde toutes mes réserves face à ce réalisateur). Retour au texte
6. Pour ne citer que des interventions dans des cadres plutôt formels: le 26 avril 2006 pour Médecins du Monde et la Maison des passages, le 20 mai 2008 auprès des équipes du CDHS, le 19 décembre 2008 sur le thème « Les roms, le contexte local, l’enjeu européen » pour les jeunes socialistes, le 26 novembre 2009 pour la Ligue des Droits de l’Homme (« Les roms, qui sont-ils? D’où viennent-ils? »), le 6 décembre 2010 au musée du CHRD, le 9 novembre 2010 à la mairie du 1er arrondissement de Lyon (« Comme les autres: les roms »), le 16 novembre 2010 à l’IREIS de Firminy (« Roms, Gens du voyages, qui sont-ils? »), le 3 décembre 2010 avec les étudiants de Sciences politiques, le 2 février 2011 sur « L’intégration des Roms en Europe. Approche juridique et anthropologique » organisé par la Fédération des étudiants en Droit de l’Homme, le 9 mai 2011 pour le festival Vents du Monde à Chaponost, le 24 novembre 2011 à Oullins pour le festival du film Sciences et cinéma ou encore très récemment, outre des formations de professionnels de la Ville de Lyon (travailleurs sociaux, agents de développement), une intervention le 5 juin 2014 aux journées d’étude de l’ENTPE sur la fausse alternative « Communautés: problèmes ou solution? ». Retour au texte
7. Leonardo Piasere, Roms. Une histoire européenne, Montrouge, Bayard, 2011, p. 35. Retour au texte
8. Katia Lurbe and Frédéric Le Marcis, Endoétrangers. Exclusion, reconnaissance et expérience des Rroms et gens du voyage en Europe, Louvain-La-Neuve, Harmattan-Academia, 2012. Retour au texte
9. Martin Olivera, Roms en (bidon)villes, Paris, Editions Rue d’Ulm/Presses de l’ENS, 2011 et Eric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels, Roms et riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique, 2014, voire aussi le très original ouvrage coordonné par Sébastien Thiéry, Considérant qu’il est plausible que de tels evénements puissent à nouveau survenir. Sur l’art municipal de détruire un bidonville, Fécamp, Post-éditions, 2014. Retour au texte
10. Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom, Paris, Autrement, 2012 qui est à mon sens un travail exemplaire, ce à quoi participe parfaitement des illustrations cartographiques et schématiques pour élargir le champ de l’observation et déplacer les points de vue. Dans cette même pratique, voir utilement, concernant les roms roumains et la Roumanie, le travail essentiel de Violette Rey, Atlas de la Roumanie, Paris, CNRS-La documentation française, 2000. Retour au texte
11. Martin Olivera, Roms en (bidon)villes, op. cit., p. 8. Martin Olivera est un chercheur que je côtoie un temps, entre 2006 et 2010, dans le cadre des activités d’un collectif national d’associations intervenant auprès des roms (RomEurope). Retour au texte
12. Eric Fassin, « Pourquoi les roms? »in Lignes, n° 35, 2011, p. 117. Précisément, à la question des propriétés symboliques des roms: « La réponse ne nous dira rien sur les causes de cette phobie; en revanche, elle en éclairera le fonctionnement. » A noter également la publication de deux numéros successifs de la revue Lignes en février 2011 (n° 34) puis en juin de la même année (n° 35). Un ensemble d’auteurs y interviennent, des spécialistes (ou habitués du sujet) et des universitaires traitant habituellement de questions plus transversales, et d’ailleurs tout-à-fait à même ici de faire évoluer les interrogations. Retour au texte
13. Eleni Varikas, Les rebuts du monde. Figures de paria, Paris, Stock, 2007. Retour au texte
14. Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Stock, 2004. Retour au texte
15. Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013. Retour au texte
16. Niels Anderson, Le Hobo, sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993. Retour au texte
17. William Izaac Thomas et Franz Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant (Chicago, 1919), Paris, Nathan, 1998. Retour au texte
18. Alain Tarrius, Les fourmis d’Europe. Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales, Paris, L’Harmattan, 1992. Voir aussi le plus récent Alain Tarrius, La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’ ́economie souterraine, Paris, Balland, 2002, qui réactualise la notion de « nomadisme » souvent accolée aux roms. Retour au texte
19. Pierre Sansot, Gens de peu, Paris, Presses Universitaires de France, 1991. Retour au texte
20. Zygmunt Bauman, Vies perdues. La modernité et ses exclus, Paris, Payot & Rivages, 2009. Retour au texte
21. Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012. Retour au texte
22. Michel Callon in Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses de l’école des Mines, 2006, p. 267. Retour au texte
23. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte & Syros, 1997, p. 10.Retour au texte
24. Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007. Retour au texte
25. Serge Margel, La société du spectral, Paris, Nouvelles Editions Lignes, 2012, p. 53. Retour au texte
26. François Laplantine, De tout petits liens, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 365. Retour au texte
27. Ibid. Retour au texte
28. Ibid. p. 366. Retour au texte
29. Ibid. p. 367. Retour au texte
30. Michel Foucault, Les mots et les choses. Archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Retour au texte
31. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 111.Retour au texte
32. James C. Scott, Seeing like a state. How certain schemes to improv the human condition have failed, Yale University Press, 1998, p. 1. La traduction est de moi. A noter le sous-titre de cet ouvrage que l’on peut traduire par « comment certains projets visant à améliorer la condition humaine ont échoués ». Retour au texte
33. Ibid., p. 1-2. Retour au texte
34. James C. Scott, Petit ́eloge de l’anarchisme, Montréal, Lux, 2013. Retour au texte
35. James C. Scott, Seeing like a state, op. cit., p. 3. Retour au texte
36. On s’en doute, James C. Scott est lecteur de Foucault, auquel il emprunte le fond de pensée. Scott parle de « statcraft » qu’il est possible de traduire littéralement par « habileté du pouvoir », qui correspond d’après moi assez bien, d’une manière moins précise cependant, à la notion de gouvernementalité de Foucault. Retour au texte
37. Ibid., p. 6. Retour au texte
38. James C. Scott, Zomia. Ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013. La Zomia est une vaste zone d’Asie du sud-est difficile d’accès. Au contraire des vallées, les montagnes et la jungle ne permettraient pas à l’État de s’y investir. Cette zone est peuplée de minorités dont les modes d’organisation empêcheraient là encore l’État d’exercer ses fonctions. Retour au texte
39. James C. Scott, Seeing like a state, op. cit. et james C. Scott, Zomia, op. cit., notamment les chapitres 4 à 6. Retour au texte
40. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 196. Retour au texte
41. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 22. Retour au texte
42. James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Editions Amsterdam, 2009.Retour au texte
43. François Laplantine, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005. Retour au texte
44. Francine Saillant, Mondher Kilani et Florence Graezer Bideau, Manifeste de Lausanne. Pour une anthropologie non hégémonique, Montréal, Liber, 2011, p. 31. Retour au texte
45. Ibid., p. 124. Retour au texte
46. François Laplantine, Le sujet. Essai d’anthropologie politique, Paris, Téraèdre, 2007, p. 62. François Laplantine préconise dès cet ouvrage de « relire Foucault » (p. 84), avant de revenir à plusieurs reprises sur la notion de gouvernementalité qui « serait une forme de gouvernement dans lequel le sujet redeviendrait ou deviendrait acteur », précise-t-il plus récemment: François Laplantine,Quand le moi devient autre. Connaître, partager, transformer, Paris, CNRS Editions, 2012, p. 125. Retour au texte
47. James C. Scott, Seeing like a state, op. cit., p. 6. Retour au texte
48. Gilles Herreros, Au-delà de la sociologie des organisations. Sciences sociales et intervention, Toulouse, Erès, 2008, p. 279.Retour au texte