Fil rouge, fil blanc
Mon questionnement s’est transformé progressivement dans le temps, au fil des expériences et des rôles que j’ai endossé. Traducteur, travailleur social, « fixeur » pour un photographe, consultant, chargé de mission de coopération, j’ai cependant retrouvé plus d’un fil rouge dans toutes ces situations qui ont gardé en commun la question des bidonvilles et des roms, pour le dire vite. Lorsqu’il y a presque dix ans je commence ce travail, je tente d’abord de m’interroger sur ce qui, chez « ces gens », déplace et modifie les relations au point de défaire l’ordre « normal » des interactions. Je commence par interroger ceux que je trouve « différents », je reproduis ce que je pense avoir appris durant mes enseignements d’ethnologie à l’université, qui demeurent ceux des grandes chroniques ethnographiques sur l’objet dont on est sûr et certain qu’il est celui des sociétés exotiques dans des ailleurs lointains. Selon moi, il faut interroger la qualité de ces personnes qui, parce qu’elles sont étrangères, dérangent l’ordre des choses ici qui n’est pas l’ordre des choses qu’elles amènent avec elles. Puis il m’apparaît que ce questionnement devient vite stérile s’il s’agit de regarder des situations d’interaction. Je me rends aussi compte que ce n’est pas tant l’ordre des choses pour ces étrangers dont il s’agit, mais l’ordre des choses pour nous qui faisons là leur rencontre. En d’autres termes, il ne s’agit pas de s’intéresser à ce qui est chez eux différent et de l’expliquer ou le comprendre, ni d’opposer le « eux » et le « nous », mais de travailler la relation, ce qui relie sans cependant réussir à faire un lien qui ne soit pas sans « problème ».
Le fil rouge de ce travail se situe dans un questionnement large: qu’est-ce qui trouble la relation, quelle qu’elle soit? Et qu’est-ce qui est troublé? Cette question va pouvoir à chaque fois être renouvelée de la même manière, quelle que soit en effet la situation dans laquelle le trouble se manifeste.
L’objet de mon travail n’est donc pas celui qui semble alors pourtant se profiler dans ces situations compliquées. Ce qui est généralement cousu de fil blanc, c’est lorsque l’interrogation se tourne vers ce qui a priori montre sa « différence ». En l’occurrence, ce sont les « roms » qu’on interroge, et c’est le risque enfin de les rendre (ou de les tenir pour) responsables, par le seul fait qu’ils sont là, des problèmes qu’on rencontre dans la relation qu’on tente d’entretenir avec « eux ». Le présupposé est l’opposition, la préexistence de nature propre et donc par conséquent de différences irréductibles. Le présupposé, c’est aussi celui qu’une situation a un fond inhérent aménagé pour son déroulement et qu’elle est dérangée par l’irruption imprévue (et qui n’est donc pas souhaitable) d’éléments étrangers.
La posture que j’ai progressivement choisie est toute différente. Entre fin 2005 et fin 2012, date à laquelle j’ai cessé de prendre des notes et de consigner chacune des situations et chacun des événements auxquels je participais, se renouvelle sans cesse des problèmes liés à la présence des roms en bidonville. Que ce soit dans les relations de soin, dans la gestion de l’habitat précaire, dans l’illustration des conditions de vie, dans l’intervention dans le pays d’origine, le problème est toujours celui de la relation qui est défaite, détournée, déstabilisée. Je décide qu’il me faut donc décrire précisément toutes ces situations problématiques et ces circonstances de malaise, que c’est en rendant compte de (et en reproduisant ici) la répétition de ce trouble que ce qui est troublé va pouvoir être reconstitué, re-assemblé. Je suis convaincu en ce sens que l’objet du travail que j’entame alors ne doit pas être à l’évidence ce qui est exotique et singulier, mais au contraire ce qui est transversal et répété: ce qui trouble la relation est un ensemble de points de résistance et ce qui est troublé est le « mode de gouvernement » de la situation. L’objet de la recherche n’est pas un objet mais une « objection », ce n’est pas un objet fixe mais l’expression d’un processus.
Résistance et gouvernance
L’une des notions centrales qui intervient dans ce travail est celle de résistance. Il y a quelque chose qui résiste au gouvernement de la situation et cette hypothèse a pu s’entendre de plusieurs façon: d’abord, ce qui résiste est la possibilité d’objectiver ces situations, qui apparaît dans la perception de l’espace du bidonville, l’état des corps ou encore les recensements des occupants et les cartographies de l’habitat précaire, en tous les cas la possibilité de généraliser et de saisir globalement ce qui se passe; ensuite, ce qui résiste se situe dans l’action même de gestion des « situations de crise » et des bidonvilles, c’est la « crise » même qui est autant celle de l’institution qui ne peut qu’imparfaitement gérer les choses et la crise de son ambition à disposer des corps et du temps de ceux qui débordent du cadre institué; enfin, ce qui résiste s’adosse plus que s’oppose à « l’intention dispositive » (aux dispositifs) par des manières de faire qui récupèrent ou conservent une marge de manœuvre tout en se situant en marge des subjectivités domestiques où s’investit avec plus ou moins de succès la gouvernementalité contemporaine. « La souveraineté moderne, citant Serge Margel, c’est le pouvoir de contrôler la surenchère des indiscernables1. » La « surenchère » n’est cependant pas non plus celle que l’on attend. Elle est avant tout celle du contrôle et du pouvoir, moins celle des indiscernables qui ont cette capacité d’incertitude, au contraire du mode actuel de gouvernementalité (ou de gouvernance, qui est un terme plus en accord avec le vocabulaire de notre époque), qui est une capacité de propositions alternatives comme sont autant de modalités de subjectivités au travers de modes inédits et inattendus de re-subjectivation.
On pourrait tenter de formuler à grand risque l’hypothèse selon laquelle les points de résistance qui sont rencontrés dans le gouvernement de la situation des roms dans les bidonvilles sont possiblement un mode de gouvernementalité minoritaire (subalterne?) qui n’est pas interrogé. Ces situations problématiques sont vécues sur le mode de l’opposition. Elles ne sont pas autrement médiatisées que dans l’incompréhension ou, ce qui semble d’ailleurs plus exprimé encore, sur le mode de la réprobation (j’ai tenté de montrer comment on passe de l’un à l’autre). La notion de résistance fait penser que la force qui est en ce sens déployée est improductive. La résistance ne serait qu’une force négative. Résister, ce serait ne pas créer ni gérer. Or, ce que je propose ici, c’est de reconsidérer cette posture qui « positive » et « objective » la pratique de la gouvernance comme « performance2 » et de redéfinir le trouble comme « processus créateur3 » qui permet de penser d’autres modes de subjectivités et intervenir – car peut-être est-ce là la finalité de cette réflexion? – sur (et selon) d’autres modalités d’organisation et de gouvernance.
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Notes
1. Serge Margel, La société du spectral, Paris, Lignes, 2012. Retour au texte
2. François Laplantine, Quand le moi devient autre. Connaître, partager, transformer, Paris, CNRS Editions, 2012. Retour au texte
3. Gilles Herreros, Au-delà de la sociologie des organisations. Sciences sociales et intervention, Toulouse, Erès, 2008. Retour au texte