Economies domestiques
Ce chapitre final réintroduit du mouvement, nécessairement, entre France et Roumanie. Il explore les « économies domestiques » ici et là-bas et rend compte des va-et-vient pour défaire l’idée selon laquelle le domestique est statique et évident. Il interroge la relation entre la gouvernementalité et les processus de subjectivation pour situer enfin ce qui peut être considéré comme une « marge de manœuvre ».
Je quitte l’Alpil en janvier 2010. Je ne romps pas pour autant mes liens avec certaines des personnes que j’ai connues dans ce cadre. Ce départ me permet justement d’approfondir des liens en particulier. Je quitte mon rôle de travailleur social pour m’engager en personne dans des relations d’amitié. Je ne m’oblige plus à conserver de la distance, j’assume mes préférences, j’intègre petit à petit la vie d’une grande famille que j’ai rencontrée dans les bidonvilles, croisée et accompagnée pendant plusieurs années et que j’apprends dorénavant à connaître mieux. Nous parlons « des autres » en marquant la différence. Le point de vue que j’adopte alors est un point de vue intérieur, proche, « empathique » et « sympathique ». Plusieurs des membres de cette famille (des frères et des soeurs avec les enfants, accompagnés des parents) sont relogés et j’observe les installations et la transformation progressive du quotidien.
Je me demande d’abord si ce nouveau point de vue ne peut pas me permettre de « passer de l’autre côté », du côté des « coulisses », alors que l’on peut aussi se demander si « une ethnologie des tsiganes est possible? » à l’instar de Patrick Williams dans un numéro de la revue L’Homme au titre réaliste et provocateur: « Des tsiganes impossibles?1 », en questionnant également la nécessité d’être « d’un côté ou de l’autre », et de part et d’autre de quelle limite… C’est la question de la connaissance ou, autrement dit, de la nécessité de toujours bien savoir, vouloir savoir et pouvoir savoir, de situer, classer et fixer des identités. Elle est à mon sens la marque de la subjectivité contemporaine qui implique un sujet transparent et objectif2. Transparent au pouvoir (les corps dociles et le panoptisme) et à soi-même, ce que décrit Michel Foucault dans les trois tomes de L’Histoire de la sexualité3. J’observe ce que j’appelle les « économies domestiques », les modalités de l’oikonomia, « l’administration de la maison4 » auprès de ces gens qui deviennent mes amis.
Je crois alors qu’une ethnographie des économies domestiques peut permettre d’approcher ces conduites « ménagères » et « privées » qui résistent à une gestion généralisée lorsque ces familles s’installent dans des bidonvilles. Je teste l’hypothèse selon laquelle les occupations dans la ville peuvent être considérées comme des « contre-conduites » qui ne sont, précise Foucault, ni des révoltes politiques, ni des révoltes économiques, mais des « révoltes de conduite5 », ce que je situe entre les « arts de faire » de Michel de Certeau6 et les « arts de la résistance » de James C. Scott7. Ce que font ces familles « pour elles-mêmes » dérange l’ordre des choses et en premier lieu les conduites adéquates. Ce sont bien les moyens investis qui restent inaccessibles au pouvoir et aux tentatives de les ordonner. Il s’agit alors d’observer cet investissement.
Ce nouveau point de vue me permet en ce sens d’approfondir la réflexion sur le « rôle » de ces occupants des squats et des terrains (comme abordé dans le chapitre précédent) qui n’en sont progressivement plus. J’interroge alors ce qui dorénavant les « occupe » et les préoccupe. Je propose dans ce chapitre de questionner le rapport entre d’une part l’occupation de l’espace (les squats et bidonvilles) qui a mis à mal toutes les possibilités de gestion institutionnelle et de compréhension des acteurs et observateurs de la situation, et d’autre part « l’occupation du temps », l’investissement des familles ou, plus précisément encore, « la dépense », au sens que lui donne George Bataille8, non moins potlatch qu’excédent. Ce qui m’interroge dans ces situations est à l’instar d’une affirmation de Bataille lui-même: « l’absence de besoin plus malheureuse que l’absence de satisfaction9 ». Je pense que l’investissement des familles traduit la seule nécessité de trouver des possibilités et des issues à leur situation et que la satisfaction de ce besoin n’a de consistance que progressivement, chemin faisant. Or, depuis le début de ce travail, on relève l’accent qui est mis par l’ensemble des acteurs de la situation des occupations précaires dans l’ensemble, hormis peut-être les acteurs marginaux (et sans cesse replacés au centre du « problème ») que sont les occupants eux-mêmes, sur la nécessité impérative de la détermination d’une explication (« rationnelle »), d’un choix, d’un projet, d’une insertion et d’une intégration, d’une trajectoire (« migratoire », de retour, ascendante, etc.) ou encore d’un objectif. La question qu’il est possible de poser en déplaçant le point de vue est celui de l’objectif, moins de le déterminer que d’observer son absence mais surtout son caractère fortuit et différé.
Mon départ de l’Alpil me permet également de m’inscrire dans un travail d’un autre type au contact d’un ami photographe de presse et de suivre et participer au travail de montage d’une exposition, c’est-à-dire non seulement d’« investigation » sur le terrain ou de médiation, mais de construction d’un propos sur « les roms » et de ce qui est nommé alors leurs « voyages pendulaires ». Cette exposition de photographie a lieu à la fin de l’année 2010, alors que le contexte politique autour de la question de la présence des roms (qui devient alors la seule « question rom » dans les milieux savants et spécialistes ou seulement connaisseurs) est, lui, marqué par le discours de Nicolas Sarkozy à Grenoble le 30 juillet 201010. Il n’est finalement pas seulement question d’un emballement médiatique puisqu’à la fin novembre je suis contacté pour étudier avec le Grand Lyon la possibilité d’une « coopération décentralisée » en Roumanie, ce à quoi je travaille alors dès le début de l’année 2011.
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Notes
1. Patrick Williams, « Une ethnologie des tsiganes est-elle possible? » in L’Homme, n°197, janvier/mars 2011, p. 7–24. Il reprend une partie des idées d’un premier travail là encore au titre évocateur: Patrick Williams, Nous, on en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1993. Retour au texte
2. François Laplantine, Le sujet. Essai d’anthropologie politique, Paris, Téraèdre, 2007. Retour au texte
3. Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976; Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984; L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. Retour au texte
4. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif?, Paris, Payot et Rivages, 2007, p. 21-22. Retour au texte
5. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 199. Retour au texte
6. Michel De Certeau, L’invention du quotidien. Tome 1: arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. Retour au texte
7. James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Editions Amsterdam, 2009. Retour au texte
8. Depuis l’article de 1933 reproduit dans Georges Bataille, La notion de dépense, Paris, Lignes, 2011, jusqu’à sa reprise dans La part maudite, in Georges Batailles, Œuvres complètes, tome 7, Paris, Gallimard, 1976. Retour au texte
9. Il s’agit d’un des titres qui ponctue le texte de L’apprenti sorcier, in Denis Hollier (dir.), Le collège de sociologie. 1937-1939, Paris, Gallimard, 1995. Retour au texte
10. La revue Lignes consacre deux numéros aux incidences de ce discours, les numéros 34 et 35 de février et juin 2011. Y contribuent un grand nombre d’auteurs dont les différentes contributions interrogent les conditions « des partages et des refoulements », ainsi que le précise la présentation de la revue, que le discours du président de la République et « la rhétorique gouvernementale » (Eric Fassin) suppose. Retour au texte