L’offre et les demandes
Après s’être attelé à observer des interventions se faire dans un cadre institutionnel certes tâtonnant, mais qui fait apparaître une « ambition » (deuxième partie) dont la mesure n’a d’égale que les difficultés sur le terrain, je propose dans ce chapitre (premier des deux chapitres de la troisième partie) de suivre le mouvement de glissement, au fil de la « faillite » du gouvernement, du rapport qu’entretient l’institution avec cette situation insaisissable jusqu’aux rapports interpersonnels qui questionnent enfin le « rôle » des roms des bidonvilles comme (co-)acteurs des situations.
Le premier bilan du travail de la MOUS Habitat précaire en septembre 2008 que rédige l’Alpil exprime un certain désarroi. Dans le travail au quotidien, l’association doit réajuster ses modes d’intervention. Non pas que le travail se transforme radicalement. L’inflexion est plus contenue et elle nous engage progressivement vers un travail plus en lien avec chaque ménage, ce qu’on appelle alors un travail plus « individualisé ». Il correspond à une sorte de changement d’échelle, à un travail tourné vers la situation des personnes et qui rend plus secondaire le travail global sur la situation de l’habitat précaire. Il correspond dans le même temps à ce que le travail de terrain nous amène à être en lien direct et régulier, sur un temps long, avec les familles. Notre travail avec ces personnes nous engage bien au-delà de ce qui est prévu et convenu. Ce travail ne peut être « neutre », comme ne peut guère l’être non plus le travail d’observation et de renseignement (dans le cadre du travail social comme dans le cadre de l’enquête ethnographique). Chaque interaction avec les occupants nous engage en personne.
En décembre 2008, dans un sorte de mouvement de retrait, la préfecture, conjointement au Grand Lyon, met fin au dispositif de la MOUS d’une manière prématurée. Si bien qu’en 2009, c’est la Fondation Abbé Pierre qui soutient un travail sur les bidonvilles et les squats de l’agglomération en devenant le financeur exclusif de ce travail, ce qui acte enfin que les pouvoirs publics n’estiment plus nécessaire un dispositif général sur des problématiques d’habitat et préfèrent poursuivre leurs interventions dans le seul domaine de la gestion de l’ordre public. Pour l’Alpil sur le terrain, l’absence d’effet du dispositif de la MOUS a causé quelques faux espoirs et laisse le travail auprès des occupants entre connivence et défiance.
A la fin de l’année 2008, alors que nous réduisons drastiquement les visites sur le terrain, je mets en place une sorte de « permanence » ouverte, liée à l’activité de domiciliation postale de l’Alpil, qui devient pour les roms roumains le lieu de toutes les demandes et la possibilité d’échanger en roumain sur leurs situations mais aussi sur tous les aspects de la vie quotidienne. Je suis travailleur social, interprète et écrivain public tout à la fois. C’est un point d’observation qui m’entraîne cependant, au cours de l’année 2009, dans un rapport plus personnel avec certaines des personnes que je rencontre d’une manière très régulière. Toutes les demandes qui me sont adressées le sont d’une manière qui défait le rôle de travailleur social et qui questionne en le soulignant le rapport qu’entretiennent ces personnes à l’offre d’assistance et aux ressources que je représente pour eux aussi en ce sens.
Par ce mouvement d’individualisation du travail social, c’est toute l’expérience de ces situations dans leur ensemble qui se déplace au niveau des personnes, alors que la partie précédente portait le regard au niveau des institutions et du rapport qu’elles entretiennent avec la nébuleuse des situations d’occupation. Cette troisième partie se place au niveau de la relation interpersonnelle, en même temps que le travail en créé l’occasion mieux encore qu’auparavant. Je me place alors non plus dans le cadre des injonctions faites aux individus, mais au niveau des engagements souhaités par les individus.
C’est de cette manière que le rôle des occupants va apparaître avec la notion de « non-recours », qui permet d’aborder d’une manière nouvelle le glissement des responsabilités du collectif à celles de l’individu dans la relation d’assistance. La relation d’aide, dans le cadre des opérations de résorption de l’habitat précaire, passait du ressort du collectif à l’effort (et au choix, nous l’avons vu) de l’individu. Mais en tenant justement compte du choix des individus et en se replaçant à ce niveau, on peut alors considérer « la possibilité d’une non-envie », comme le proposent Philippe Warin et les chercheurs de l’ODENORE1, c’est-à-dire la remise en question du postulat selon lequel les individus sont censés se satisfaire de la redistribution générale et l’aide de « l’État protecteur » qui sait mieux que quiconque définir la demande sociale2. « Le thème du non-recours défait ce postulat3 ». Il introduit un « changement de paradigme » en levant « l’impensé » du rôle actif et sensé, bien qu’à défaut et dans une logique de survie, des occupants des terrains et des squats4. C’est ce qui apparaît mieux dans les relations interpersonnelles que je souhaite décrire dans ce chapitre. Ce qui est interrogé, ce sont les demandes des familles. Jusque-là, l’offre d’assistance n’est proposée que conditionnée à l’existant d’une manière ferme qui doit faire autorité et qui ne peut pas être mise en cause. On a aussi l’habitude de beaucoup questionner « l’identité » des « roms », « qui ils sont » ou encore « ce qu’ils veulent ». Le présupposé en ce sens est l’évidence de la place fixe et déterminée et de l’action centrale des roms dans cette situation. Or, le thème du non-recours peut replacer l’action dans un contexte partagé où l’offre et la demande sont rediscutés à l’aune de l’écart qui s’en dégage, que je considère enfin comme une « marge de manœuvre » qui traduit dans la situation la place et le rôle des occupants des bidonvilles.
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Notes
1. Philippe Warin, « Le non-recours aux droits », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 15 novembre 2012, consulté le 26 décembre 2014. URL : http://sociologies.revues.org/4103. Voir le paragraphe 35. L’ODENORE est « l’Observatoire DEs NOn-REcours aux droits et services ». Voir leur site http://odenore.msh-alpes.fr. Retour au texte
2. Ibid., voir le paragraphe 36. Retour au texte
3. Ibid. Retour au texte
4. Ibid., voir le paragraphe 38. Retour au texte