L’écart des corps
De la même manière que le bidonville induit du trouble et défait concrètement l’accès à la compréhension de cet espace de vie à défaut, ses occupants, « les roms », sont eux le produit d’un écart incompressible, qui représente lui aussi un obstacle concret à la compréhension de l’entier investissement de ces familles. L’intention de ce chapitre, en écho au précédent, est de revenir à la question de la production de cette mise à distance.
Une des questions que pose l’installation d’un bidonville dans un recoin de la ville est celle de ses occupants. On ne demande pas véritablement à savoir ce qu’ils font mais plutôt qui ils sont. Une telle installation semble questionner la qualité des occupants, leur spécificité, plutôt que leur intention et la nécessité par laquelle ils s’installent-là. Un bidonville est généralement vu comme une entité en soi, un objet extérieur, plutôt que sur le mode d’une relation. On ne voit pas d’abord que c’est parce que les repères manquent et que l’espace du bidonville est troublant qu’on délimite ainsi cet espace, qu’on le dote d’une définition à lui seul et de tout un paradigme qui lui rend son homogénéité. De la même manière, on parle des « roms » avec la même évidence que l’usage que l’on fait du terme de bidonville. On ne questionne pas ce qui mène ces personnes à s’installer dans un abri misérable, on ne questionne pas non plus notre rapport à ce qui nous trouble, on questionne ce qu’ils sont sur le double présupposé qu’ils sont étranges et étrangers.
L’intention de ce chapitre, en écho au précédent, est de revenir à la question de la production de cette mise à distance. De la même manière que le bidonville induit du trouble et défait la stabilité d’une relation (une définition est par exemple une relation stabilisée), ce qui produit un des lieux de la « stigmatisation urbaine », les roms sont eux le produit d’un écart incompressible. Cet écart est tantôt l’écart des langues qui fait appel à la nécessité de traduire, tantôt il est l’écart du « déclassement » (Eric Chauvier) qui rend plus épineuse encore la possibilité de la rencontre ou encore l’écart des corps dans le rapport à leur performance et leur vulnérabilité.
Les traductions que je réalise entre le français et le roumain, entre mes collègues médecins et les occupants, sont un moyen utilisé pour réduire un écart, qui est un écart quasi physique pour « faire communiquer » lors des consultations qui sont aussi des prises de contact. La traduction est un moyen utilisé pour répondre à la question « qui sont-ils? » si souvent adressée aux « roms » qui sont installés dans les squats et bidonvilles. Enfin, la traduction est la possibilité de réduire cet écart, soit à l’aide d’équivalences théoriques, soit à l’aide d’une mécanique pratique: du côté des « spécialistes » des « roms » (dans le domaine des sciences sociales), il y a ceux qui défendent les spécificités et les singularités de cette population, et il y a ceux qui préfèrent reconstituer ses « modes d’existence » dans l’Histoire et le « trajet de la connaissance1 » (à l’instar de la sociologie de l’acteur-réseau); sur le terrain de l’intervention, il y a ceux qui favorisent l’hypothèse selon laquelle les roms, sans spécificité, s’installent par nécessité dans les bidonvilles, et il y a ceux qui voient dans ces installations une manière singulière qu’a cette « population » de se frayer un chemin au travers de la société, mais pas en son sein.
Les roms, parce qu’ils occupent un bidonville, apparaissent dès lors à l’écart, qu’ils s’y maintiennent par singularité ou que le contexte les y oblige. Or, cette impression peut elle-aussi être vue d’une autre manière. Les conditions de vie difficiles marquent les corps, contraignent les espaces de la rencontre et « déclassent » les « rapports sociaux » qui sont avant tout des « corps à corps », à l’image du soin et de la nécessité de réduire les écarts concrets de la rencontre, comme la consultation médicale par exemple qui est un contact physique. Ce que j’appelle « l’état des corps » est à son tour le lieu du trouble et du désordre qui caractérise enfin la relation toute entière à la situation des bidonvilles de roms.
Je propose d’étudier dans ce chapitre, au travers de l’expérience du soin avec Médecins du Monde, la distance qui existe dans le rapport aux occupants du bidonville. C’est cette distance qui, dans la suite de ce que nous avons vu au cours du chapitre précédent, induit aussi notre rapport à cet « événement » qu’est le bidonville et les situations d’occupation dans son ensemble.
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Notes
1. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012. Retour au texte