Ce travail est le fruit d’une démarche qui n’est pas seulement une démarche de recherche. Après m’être inscrit en doctorat en 2005, avec le projet de poursuivre mes travaux d’ethnographie urbaine dans les périphéries de Bucarest en Roumanie, j’ai cherché une activité sur Lyon avant de repartir pour la capitale roumaine. J’ai commencé un travail bénévole auprès de l’ONG Médecins du Monde, où j’ai découvert les bidonvilles de Lyon. J’ai abandonné mon projet de recherche en Roumanie pour privilégier cette expérience, qui est devenue au fil du temps le sujet de ce travail de thèse. Le terrain de cette découverte devient le terrain d’une première réflexion.
Cette première expérience m’a mis « le pied à l’étrier ». D’une expérience d’engagement bénévole, elle est devenu « mon métier », à partir notamment du moment où je suis embauché dans une association lyonnaise, l’Alpil, en tant que chargé d’une mission sur les squats et bidonvilles dans le cadre d’une petite équipe de travailleurs sociaux « de terrain ». Là encore, le terrain de l’intervention devient cette fois l’occasion du terrain ethnographique.
Témoigner des liens défaits
Je décide de quitter mon poste au début de l’année 2010, épuisé et secoué par les conditions de ce travail rude qui engage personnellement jusqu’à ses propres limites, décidé de commencer l’écriture de ma thèse précisément sur cette expérience. Je pense alors à la nécessité de témoigner de notre rapport à la situation des roms en bidonvilles, qui a déjà occupé, à ce moment-là, près de 5 années de pratique professionnelle sur le terrain. J’ai été identifié comme « doctorant en anthropologie » en même temps que travailleur social « auprès des roms », et on fait alors souvent appel à moi pour animer des petites conférences, proposer des formations, vulgariser les connaissances « sur les roms », répondre aux sempiternelles questions pour savoir « qui ils sont », etc.
Je suis sollicité sur une double compétence issue de mon cursus en anthropologie et de cette expérience de quelques années de présence sur le terrain de cette situation difficile, qui est aussi de plus en plus sous le feu de l’actualité, et qui préoccupe de plus en plus le monde politique. De 2010 à 2012, je vais uniquement vivre de mes interventions sur ce sujet en travailleur indépendant, en facturant des prestations et des « expertises », jusqu’à être embauché par une ONG opérateur du Grand Lyon pour un programme d’aide décentralisée en Roumanie. Retour au point de départ. Retour en Roumanie où, en mars 2003, je m’installe à Bucarest pour deux ans, où j’apprends tant bien que mal le roumain sans imaginer un seul instant que la connaissance de cette langue, que je vais parler plus souvent en France qu’en Roumanie, va ouvrir les portes de mon insertion professionnelle. Je suis aujourd’hui en charge d’un programme de développement local en Roumanie et j’estime que c’est le cœur de ce métier qui est dorénavant le mien, que de réparer et réajuster les liens défaits de situations locales compliquées.
Défaire la spécificité du sujet des roms et construire un objet transversal
Ce travail de thèse a donc d’abord été le support de mon entrée dans la vie active, avant d’être une démarche de recherche en tant que telle. J’ai alors souhaité aborder dans ce travail l’insistance avec laquelle le sujet des roms s’impose dans une situation digne d’un imbroglio politique. Pendant toutes ces années, j’ai finalement tenté de me débarrasser de cette « étiquette » de « spécialiste des roms » qui a bien failli me coller à la peau, avec le risque de n’y voir plus que des questions spécifiques (mais qui sont les roms?) ou de disparaître avec l’épineuse question des roms dès lors l’affolement de ces dernières années passé. Je peux dire aujourd’hui que ce travail est le fruit d’une réflexion en ce sens de plusieurs années pour défaire la spécificité de la situation et montrer en quoi elle est une situation banale de l’échec de la gestion d’un problème qui se trompe d’objet.
Le problème n’est bien entendu pas celui des roms, il est notre propre problème, de la même manière que les roms appartiennent à notre rapport au monde. Parlant « d’occupation » lorsqu’un squat ou un bidonville s’installe entre les mailles du filet urbain, j’ai voulu interroger ce qui nous occupe tant lorsque des roms occupent une parcelle de vie urbaine. J’ai voulu montrer la répétition et l’insistance avec laquelle on est rivé sur cette présence étrange et étrangère et à quel point elle nous paraît indéterminée, pour avoir à la surdéterminer en réaction. Ce travail parle de cette éternelle réaction d’avoir à interroger et à cerner les « indiscernables » et comment on passe des indiscernables aux « ingouvernables », et réciproquement. L’objet de ce travail est le point où se rencontrent la sur-désignation et l’ambition du contrôle.
Une chronologie personnelle qui interroge le collectif
Ce travail est composé à partir de cette expérience entre le mois de novembre 2005 et les derniers mois de l’année 2012. Il est issu de rencontres et d’observations dans des cadres finalement très divers. J’ai tout de même voulu montrer, après avoir revêtu plusieurs rôles, un panel de situations représentatives de la situation dans son ensemble. J’ai vécu toutes ces situations de l’intérieur, au sein desquelles j’ai tenu une position qui n’était cependant pas celle d’abord du chercheur. J’ai composé ce texte à partir de ces différents points de vue qui ont été les miens durant cette longue période d’observation participante. J’ai cependant toujours estimé être un ethnographe en premier lieu, à devoir observer, interroger et participer pour comprendre et connaître. Je fais ainsi usage du « je » en faisant en même temps l’effort de traduire plus généralement cette expérience qui n’est finalement pas seulement la mienne et qui interroge le « gouvernement collectif » d’un événement troublant, vécu comme incompréhensible puis inacceptable.
J’ai fait de ce texte un récit. J’ai tenté de conserver sa chronologie pour deux raisons: la première raison correspond au souhait de faire une description précise du déroulement des situations rencontrées; c’est la volonté de conserver le déroulement de la compréhension de ce qui se passe. Je crois qu’un des problèmes rencontrés sur ce terrain est de ne pas prendre en compte le temps qu’il faut pour comprendre et s’investir dans les interactions, et être attentif à ce qui évolue progressivement. La seconde raison pour laquelle j’ai conservé au récit sa chronologie correspond à ce que j’ai construit ma recherche en suivant les questions qui se posaient sur le terrain dans une démarche inductive et « rebelle à l’abstraction », comme l’écrit François Laplantine1. J’ai suivi le fil d’un « problème » qui est devenu par son insistance l’interrogation principale de ce travail, de manière lente et progressive, comme par l’effet d’une activité de « frayage » (au sens psychanalytique2).
On voudra donc bien entendre la démarche de témoignage contenue dans ce travail, être indulgent face au risque pris d’en établir le plan de manière chronologique et la longueur, parfois, de certaines parties rédigées il y a maintenant déjà quelques années et qui peuvent laisser apparaître la nécessité d’en découdre avec cette expérience qui est avant tout une de ces expériences humaines fortes dont recèle la pratique de l’anthropologie.
Lire l’introduction ou aller sur la page du plan de la thèse.
Notes
1. François Laplantine, Le sujet. Essai d’anthropologie politique, Paris, Téraèdre, 2007, p. 99. Retour au texte
2. Au milieu de ce parcours, j’ai entamé un travail de psychanalyse qui a toujours accompagné, consciemment ou non, ce travail d’observation participante comme d’écriture, c’est-à-dire de formulation et notamment la formulation de « l’affect non représenté » comme le note Jeanne Favret-Saada à propos du traitement de l’affect en anthropologie et en référence à ses travaux et sa méthode: Jeanne Favret-Saada, Désorceler, Editions de l’Olivier, 2009, p. 146; voir aussi Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977, et la « reprise » de ses carnets de terrain avec son analyste: José Contreras et Jeanne favret-Saada, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 1981. Retour au texte